Chroniques dodusiennes chapitre I

Le 18 mars 2020
2ème jour de confinement.
Certains n'ont pas l'air d'en souffrir et concilient très bien bain de soleil et art tribal !
En dédicace spéciale à Christophe Leribault avec une pensée émue pour Grisette.

 

 

 

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Le 19 mars 2020
3ème jour de confinement.
Hier c'était Blanche et Grisou, aujourd'hui c'est Grisou et Café. Ils ont opté pour le braséro japonais afin d'aller copiner avec leur homologue de bronze d'une lampe à huile népalaise.
Prenez toujours bien soin de vous.

 

 

 

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Le 20 mars 2020
4ème jour de confinement.
Respect absolu de la consigne ! Même la porte de la cage ouverte, les oiseaux restent chez eux !

 

 

 

 

3b 20 mars 2020

 

 

 

Le 21 mars 2020
5ème jour de confinement.
Dortoir collectif mais respect de la distanciation sociale dans une humeur byronienne, aujourd'hui. Sans doute attendent-ils la fin du supplice de Mazeppa. Alors, ils se prendront en rêve pour les vautours que fait planer sur le supplicié Louis Boulanger dans sa lithographie en réponse au poème des Orientales que lui avait dédié Victor Hugo.

 

 

 

 

4b 21 mars 2020 4b

 

 

 

 

Le 22 mars 2020
6ème jour de confinement.
Tout ça nous fait grimper aux rideaux !

 

 

 

 

5b 22 mars 2020 5b

 

 

 

 

Le 23 mars 2020
7ème jour de confinement.
Hé voilà ! Il a suffi que j'aille faire ma tournée d'astreinte au musée (bien muni des deux formulaires) pour que les "Dodus" s'installent sur ma chaise, me circonscrivent, prennent ma place, faisant fi du plan de continuité d'activité et du télé-travail ! Ou bien ont-ils pensé à un abandon de poste ? Viennent-ils me signifier quelque faute trop vite oubliée ? Victor Hugo, si je me souviens bien, disait que les chiens regardent Dieu à travers les barreaux de leurs paupières. A l'inverse, j'ai le sentiment que les oiseaux avec leur regard noir, sans pupilles et sans fond, nous regardent bien nous, avec l'air consterné par notre grossièreté, notre ignominie et notre culpabilité. Ce ne sont pas des animaux de compagnie mais des animaux de contrition.

 

 

 

 

6b 23 mars 2020 6b

 

 

 

 

Le 24 mars 2020
8ème jour de confinement.
Chacun son idole ou son shaman ! Mais ainsi juchés, nos oiseaux voudraient-ils nous signifier que nous marchons sur la tête ?

 

 

 

 

7b 24 mars 2020 7b

 

 

 

 

Le 25 mars 2020
9ème jour de confinement.
Et un exploit avec ce gros plan et l’œil toujours aussi fascinant Si vous croyez qu’il est facile d’approcher les  "Dodus" d’aussi près ! Étrange idée d’avoir des "animaux domestiques" qui ne vous aiment pas, qui ont peur de vous et refusent de s’habituer à vous. Mais c’est cela qui me plaît. Leur absolue indépendance et liberté d’esprit.
L’une des choses qui m’a toujours paru des plus mystérieuses est l’amour que les chiens portent aux hommes. Je me demande toujours ce qu’ils nous trouvent et ce que nous avons bien pu faire (à part les nourrir) pour mériter un tel regard. Malgré que j’aime les chiens, je les pense toujours un peu cons de nous aimer.
Les chats affichent plus de distance. Mais affichent seulement. Ils se donnent des airs d’indifférence, de ne consentir à vous aimer que par caprice pour se distraire de leur sauvagerie qu’ils prétendent jalousement garder. Je ne sais plus qui qualifiait Blaise Cendrars de "pirate du Léman". Cela me fait penser aux chats. Ce sont des pirates de fauteuil, bien plus attachés à nous qu’ils ne veulent le laisser paraître. Donc suspects eux aussi et un brin hypocrites.
Rien de tel avec les oiseaux. Je parle des vrais, à bec droit, pas de ces gosses casse-bonbons dont il faut s’occuper tout le temps et qui ne peuvent pas vivre sans vous que sont les becs crochus ! Non, le regard des oiseaux (des vrais) est sans complaisance, effaré de vous. Les oiseaux nos remettent à notre place.

 

 

 

 

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Le 26 mars 2020
10ème jour de confinement.
Dans la jungle des barreaux de chaise. Et votre serviteur à plat ventre sur le parquet, histoire de rétablir un peu d'égalité. C'est vrai ! Piquons-nous un peu de mathématiques. Bien dressés sur leurs pattes les "Dodus" font au grand maximum 10 cm. Je fais 1m76, un peu plus de 17 fois leur taille, donc. Imaginez quelque Gargantua d'à peu près 30 m de haut, avec une une trogne de 3m75, qui se pencherait sur vous pour vous susurrer "coucou les Dodus". Vous en seriez consternés autant que navrés. Les oiseaux me font bien sentir que je suis navrant ! Si, de surcroît, le Gargantua vous collait sous le bec un téléphone portable de 2m50 par 1m40, pour vous tirer le portrait, vous en seriez affligés et désolés plus encore qu'effrayés. Les oiseaux me font bien sentir que je suis affligeant !

 

 

 

 

 

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Le 27 mars 2020
Les "Dodus" sont sortis de la cage et font leurs pointes de vitesse en volant dans l'appartement. Il pleut des plumes sur mon ordinateur ! Suite du feuilleton ce soir...

 

 

 

 

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Le 27 mars 2020
11ème jour de confinement.
Aujourd’hui les "Dodus" se sont montrés fort urbains. Respectant le confinement jusqu’à une heure tardive, ils sont sortis de la cage très avant dans la matinée, se sont dégourdis les ailes faisant tomber des plumes sur mon ordinateur, avant de venir s’installer à côté de moi, sur le parquet, pendant un long moment. Chose inhabituelle dans son fait mais non dans son principe. Ils ont en effet pour habitude d’agir de conserve et calquent volontiers leurs actions sur les nôtres : retournant à leurs graines lorsque nous nous mettons à table, allant s’installer dans leur coupes à l’ombre de Mazeppa (voir "5ème jour de confinement") lorsque je m’allonge sur le canapé pour faire la sieste (le week-end, pas les jours de télétravail !).
De quoi motiver une interrogation. Sont-ils des animaux politiques ? question scabreuse car elle pourrait être suivie d’une autre : les "Dodus" sont-ils de gauche ou de droite ? À dire vrai, je ne me suis pas posé cette question tout seul. Comme je répondais récemment que j’étais bon pour lire "L’Oiseau" de Jules Michelet, j’ai téléchargé sur Gallica la belle 8ème édition illustrée par Hector Giacomelli. J’ai une tendresse pour Giacomelli qui a passé sa vie à dessiner des oiseaux, ce qui lui a valu d’illustrer certains poèmes de Victor Hugo et si ma mémoire ne me trompe pas, il me semble que Juliette Drouet indique dans une lettre qu’il a dîné chez le Grand Homme. Ce fut aussi un grand collectionneur et je me flatte d’avoir une eau-forte de Chifflart sur vélin portant le tampon de sa collection… mais je m’égare. Revenons à Michelet. Etant fonctionnaire (ou, à l’anglo-saxonne, serviteur public), mes devoirs de loyauté et de réserve font que je ne suis pas moi-même un animal très politique. Je ne me serais donc pas interrogé à propos des "Dodus" si feuilletant (ou "scrollant") le PDF du livre je n’avais été arrêté par un titre.
En effet, Michelet intitule l’un des chapitres de son livre : "Villes des oiseaux. Essais de République". Cela commence bien : "Plus j’y songe, plus je vois que l’oiseau n’est pas, comme l’insecte, un animal industriel. C’est le poète de la nature, le plus indépendant des êtres, d’une vie sublime, aventureuse, au total très peu protégée."
Mais ça se gâte très vite. Face aux mille dangers qui guettent l’oiseau, même parmi les siens parfois, Michelet s’interroge pour répondre de la même plume (si j’ose dire) : "[…] comment assurer un commencement d’ordre public ? Il est curieux de savoir comment les oiseaux ont résolu la question. Deux solutions se présentaient : la première était l’association, l’organisation d’un gouvernement qui concentrât la force, et de la réunion des faibles fît une puissance défensive. La seconde (mais miraculeuse ? impossible ? imaginative ?) aurait été la réalisation de la ville aérienne d’Aristophane, la construction d’une demeure gardée, par sa légèreté, des lourds brigands de l’air, inaccessible aux approches des brigands de la terre, au chasseur, au serpent. Ces deux choses, l’une difficile, l’autre qui semble impossible, l’oiseau les a réalisées". Ouf ! Michelet s’est bien rattrapé en sauvant la poésie !
Suivent plusieurs exemples parmi lesquels l’évocation de la "gravité républicaine des cigognes" (nom de Dieu, qu’est-ce que j’aurais aimé trouver cette formule !). Le plus singulier est celui d’une espèce d’oiseaux d’Afrique qui tissent une sorte de parapluie d’herbe "si fortement tressée qu’il était impossible à la pluie de le traverser".  Sous lequel parapluie les oiseaux font leur nid, y abritant jusqu’à "320 cellules, ce qui ferait 640 habitants". Et d’en vanter le principe et les détails avant de conclure : "Reste l’idée d’Aristophane, la cité aérienne, s’isoler de la terre, de l’eau, et bâtir dans les airs. Ceci est le coup de génie. Et pour le faire il fallait le miracle des deux premières puissances qui soient au monde : de l’amour, de la peur."
Cela aussi j’aurais aimé le trouver !... "Que ne le trouviez-vous" sont d’ailleurs les derniers mots du chapitre.
Conclusion : nos "Dodus" sont républicains mais restent des poètes de l’amour et de la peur. Des exemples pour aujourd’hui, comme je me tue à vous l’insinuer !

 

 

 

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Le 28 mars 2020
12ème jour de confinement.
L’épreuve d’aujourd’hui consiste à écrire la préface – les directeurs de musée sont  de grands pourvoyeurs de préfaces ! – pour le catalogue de l’exposition François-Auguste Biard, prévue cet automne à la Maison de Victor Hugo, sous le regard des oiseaux ; regard méfiant et interrogateur, incrédule et scrutateur, dubitatif au-delà de la moquerie. Autant vous dire qu’on a la conviction de n’écrire que des fadaises. Le regard des "Dodus" vous donne le sentiment d’être profondément injustifié. Mais le service des éditions attend mon texte.
Ne m’en déplaise, y aurait-il de la part des oiseaux une aversion ou une défiance vis-à-vis de l’écriture, à la fois indéracinable et solidaire, depuis l’époque où l’on écrivait avec des plumes ? Plus encore, m’en veulent-ils d’être statutairement responsable de la conservation des plumes avec lesquelles Victor Hugo a écrit Les Misérables, plumes arrachées à des oies depuis longtemps disparues mais dont le crime demeure, à leurs yeux, imprescriptible ?
Je serais bien tenté de leur faire aimablement remarquer que Michelet a dû écrire "L’Oiseau" - dont je vous parlais hier - avec de pareilles plumes ! Je m’en garde ! Hypocrite, trop flatté que les "Dodus" m’acceptent et daignent venir s’installer auprès de moi. Dussé-je écrire sous l’œil qui regardait Caïn !
Car je m’en persuade chaque jour un peu plus : tous les illustrateurs du poème de Victor Hugo, "La Conscience" - y compris mon cher Chifflart ! - ont commis une grossière erreur en donnant à l’œil une forme humaine. Non ! L’œil qui poursuivait l’assassin d’Abel au fond des déserts, derrière les murailles d’airain et jusque dans la tombe, était un œil d’oiseau.

 

 

 

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Le 29 mars 2020
13ème jour de confinement.
Dimanche oblige, pour poursuivre notre interrogation sur leur position idéologique, et puisque nous avons établi qu’ils sont animaux politiques et républicains (voir 11ème jour de confinement), la question est aujourd’hui : les oiseaux sont-ils des animaux religieux ? Avec celle qui en découle : les Dodus sont-ils cathos ?
Interrogation justifiée par le fait, qu’en cette journée dominicale, lorsqu’ils sont sortis de la cage, après leur tour de vol, ils sont allés se percher directement sur le cadre du Saint-François d’Assise en extase (ou en prière… mais pour lui c’est à peu près la même chose). La peinture n’a plus grande valeur, assombrie, ternie de chancis, mangée de croûtes et de repeints suspects, tellement invendable que nous avions fini par l’acheter. Mais visiblement, malgré cela, Saint-François n’y a rien perdu de son efficace. Il continue à prêcher aux oiseaux !
Il est vrai qu’avec nos Dodus, il joue sur du velours. Colombes diamant n’en sont pas moins colombes. Leur taille ne fait rien à l’affaire, elles ont part à la symbolique de l’Esprit-Saint, fut-ce à petite échelle.
Ce sont de mini Saints Esprits.
Il est d’ailleurs curieux de remarquer à ce propos, qu’il n’y a que deux cas où notre parole sort de l’humanité : dans la prière à Dieu ou à ses Saints et lorsque nous parlons à nos animaux domestiques. Notre parole pourrait s’échapper de notre champ clos par le haut et par le bas diront certains, mais je n’en suis pas si sûr… Il se pourrait bien que ce soit par le haut dans les deux cas… Il reste satisfaisant, et sans doute consolant, en ces temps de confinement, de savoir que la parole dont nous nous enorgueillissons puisse s’échapper hors des limites humaines, trop humaines, où nous sommes confinés. Ce qui est fascinant dans le prêche aux oiseaux de Saint-François d’Assise c’est qu’il réunit les deux possibilités de sorties de la parole humaine en une. Mais il n’était pas la moitié d’un saint !
En tout cas nos Dodus ont dignement célébré le dimanche en se perchant deux fois sur Saint-François (si vous me pardonnez ce raccourci), ce matin à l’heure de la grand-messe et cet après-midi pour les vêpres. Sans doute sont-ils donc un peu cathos sur les bords. Mais, si Saint-François parle en même temps à Dieu et aux oiseaux, nul doute en tout cas, qu’ils puissent se joindre à la conversation… et prier pour nous. Je ne voudrais pas dire, mais on en a sacrément besoin…

 

 

 

 

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Le 30 mars 2020
14ème jour de confinement.
Me serais-je fourvoyé ? Aurais-je conclu trop à la hâte hier ? Un souvenir a fait naître un scrupule, le scrupule un doute. En clair, les Dodus seraient-ils suspects de paganisme ?
Hier en fin d’après-midi, Blanche était introuvable. Elle était allée se nicher dans un bol japonais en shino qui n’est pas destiné normalement à cet usage mais bien à boire du matcha - sans cérémonie - ou à servir de décoration sur un meuble. Avant de s’envoler elle s’est tenue un moment sur le bord du bol. Café (qu’il faudrait écrire Cafée car il semble que ce soit finalement une dame ; comme pour les anges, le sexe n’est pas très visible) aime aussi cette position en équilibre sur le bord des coupes.
Cela m’a rappelé "Les Mémoires d’Hadrien" de Yourcenar que j’avais lues dans une édition de poche dont la couverture était illustrée d’une céramique romaine avec trois colombes sur le bord d’une vasque. Image qui m’a toujours semblé parfaitement correspondre aux vers de l’empereur Hadrien qui servent d’exergue et de titre à la première partie du livre : "Animula vagula blandula". Quelle plus belle métaphore de l’âme que le fragile oiseau en équilibre entre deux mondes. Funambule entre l’intérieur de la coupe et l’extérieur, entre le tombeau et la vie. On ne le sait que trop et les temps présents nous le rappellent, l’âme ne tient qu’à un souffle et est prompte à s’envoler dans un battement d’ailes.
Avec leur sens inné de la poésie latine, nos Dodus sont des avertisseurs ! On comprend que l’ornithomancie en tirait ses auspices.
Ces errements théologiques me rendent suspicieux. Je ne suis pas loin de penser qu’ils nous jouent un peu aux philosophes cyniques (c’est un comble !) : ils vont et viennent, vaquent à leurs habitudes, picorent je ne sais quoi sur le parquet, prennent le soleil, se nichent dans des coupes à défaut de tonneaux, certes nous évitent, fort heureusement, l’épisode des fèves, mais l’air de rien vous balancent une vérité philosophico-religieuse sans préambule !
"Mon Cher Marc, Je suis descendu ce matin chez mon médecin Hermogène, qui vient de rentrer à la Villa après un assez long voyage en Asie. L’examen devait se faire à jeun : nous avions pris rendez-vous pour les premières heures de la matinée. Je me suis couché sur un lit après m’être dépouillé de mon manteau et de ma tunique."

 

 

 

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Le 31 mars 2020
15ème jour de confinement.
L’œil était sur la coupe et regardait Gérard ! Ces oiseaux ne me lâchent pas et me narguent ! Ils échangent des regards goguenards qui à coup sûr me désignent. Dès que j’avance quelque idée, ils me retournent une interrogation. Les Dodus dodelinent de la tête, dubitatifs. Les Dodus sont des Diogènes. Leurs yeux sont comme la lanterne du cynique qui cherche mon humanité avec le malin plaisir d’éclairer la leur !
Dimanche (voir 13ème jour de confinement) je glosais sur notre parole sortant de l’humanité. "Et la nôtre ?" gloussent-ils ! En nos jours meurtris où la première victime de l’épidémie semble avoir été René Descartes et son bon sens, voilà les Dodus qui m’interrogent (décidément philhellènes et visiblement entichés du dialogue platonicien) : - "Ne penses-tu pas qu’il y aurait, au-delà même du bon sens, une Raison animale ?" dixit les dodus.
Ces animaux, ces esprits animaux, devrais-je dire, sont la sagesse incarnée. D’une frugalité exemplaire (qui ferait rougir jusqu’à Sparte), d’une économie qui en remontrerait à Diogène lui-même (fort heureusement ils ne brisent pas leurs écuelles, ni les bols japonais, mais s’en servent comme perchoir), ils consacrent peu de temps aux activités vitales (repas, épouillement, oui épouillement, ce sont des cyniques pas des sophistes !), ils réservent le plus clair de leur temps au loisir. Repos, rêverie et promenades péripatéticiennes (pour compléter leur panorama de la philosophie grecque).
Or c’est dans ces déambulations péripatéticiennes que leur raison m’apparaît ! Et choses paradoxales, c’est dans le caprice que m’apparaît cette raison animale. Pourquoi vont-ils là plutôt qu’ailleurs ? Pourquoi tel jour optent-ils pour tel cadre plutôt que tel autre ? Leur fantaisie semble pleine de prises de décisions. Leur oisiveté d’oiseaux envoie ainsi vers nous le message de leur pensée animale… ou animée.

 

 

 

 

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Le 1er avril 2020
16ème jour de confinement.
Aujourd'hui, j'ai mis fin à ma chronique sur les Dodus oiseaux.

 

 

 

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Le 2 avril 2020
17ème jour de confinement.
Autant le dire tout net : j’ai été très déçu hier. Mon oiseau d’avril a obtenu beaucoup plus de « j’aime » et de réactions avec une blague cruelle et de mauvais goût, que mes réflexions ornitho-philosophiques ! Même Pierre Tequi a gratifié d’un gros cœur rouge la cuisson des dodus, en plein carême ! alors qu’il doit faire maigre ! Double péché ! Mais il n’est pas seul - ô consternation ! - tout le monde a applaudi à la rôtisserie.
Résultat, aujourd’hui, je m’allonge sur le canapé, non pour une sieste mais pour une analyse. Je suppose que c’est ce qu’il faut faire car je n’ai aucune expérience en la matière… Comme lorsque je préparais l’exposition  "Entrée des médiums" et que je m’apercevais que j’étais le seul à n’avoir jamais fait tourner ni parler une table !
Depuis hier, mon surmoi est en crise ! ou plutôt, mon sur-Dodu - j’espère que la psychanalyse acceptera ce nouveau concept. Leur meurtre symbolique ne m’a pas libéré de leur emprise symbolique sur mon subconscient, mon inconscient et ma conscience. C’était une première étape, mais il y a encore du taf !
Me voici donc allongé sur mon canapé - les Dodus en profitant pour filer dans leurs coupes. La révolte vient à plat. Ce sont d’abord les reproches qui remontent. Les Dodus sont des faux-culs ! Cathos le dimanche, animistes la semaine. Non contents de s’acoquiner avec les idoles népalaises, les voici qui copinent avec les masques africains. Ils mangent à tous les râteliers du spirituel, picorent à toutes les mangeoires de la résilience.
Remarquez, en ces temps de catastrophes sanitaires, on n’est jamais assez prudent du côté du sacré. Dans leur grande sagesse, nos volatiles savent qu’il n’y a pas de demi-teinte dans la catastrophe. On est dedans ou à côté. Et à côté, ça veut dire loin, aussi proche que soit cet à-côté (ils ont le sens du paradoxe). De fait, le confinement c’est se tenir en dehors de la catastrophe de proximité en restant à l’intérieur (de chez soi, pas de la catastrophe bien sûr !).
Cela me rappelle quelque chose - c’est l’effet canapé - ; le divan ça sert à faire remonter les souvenirs. L’été où il y eut tant d’incendies, je me souviens qu’à la nuit tombée, les flammes gigantesques venant du massif des Maures passaient la crête des collines et commençaient à descendre, menaçantes, vers les villages de la côte, du côté de Sainte-Maxime. Vu de Saint-Raphaël, c’était impressionnant. Tout le monde s’en foutait. Comme tous les soirs, les estivants baguenaudaient sur le front de mer en léchant des cornets de glace et en flânant le long des échoppes. Ils ne regardaient même pas le spectacle. Néron lui-même se serait pris un râteau. Y a pas ! quand on n’est pas dans la catastrophe, on n’est pas dedans, en fût-on en vue. Quand on n’est pas au cœur on est loin.
Pendant que je me souviens sur mon canapé, les Dodus s’acharnent sur un nid - un faux nid acheté à leur intention au marché aux oiseaux, sur l’île de la Cité -, pour en arracher les fibres. Ça les occupe et les amusent mais prouve un grand mépris des valeurs familiales. Décidément, ils cumulent aujourd’hui.
Cela me fait remonter un autre souvenir (le canapé est décidément efficace). Souvenir de lecture… Les catastrophes ne sont jamais tout à fait celles qu’on imagine, ni jamais tout à fait telles qu’on imagine. Il y a un livre de science-fiction que je trouve remarquable de ce point vue. Il avait d’ailleurs retenu l’attention de Guy Debord à sa parution. C’est une référence ! Il s’agit de "Demain les chiens" de Clifford Simak. Paru en 1952, en pleine guerre froide, au beau (si j’ose dire) milieu de la menace d’apocalypse nucléaire, le roman imagine la fin de l’humanité non par La Bombe… mais par la fascination des images. Cela ne pouvait manquer de frapper le futur auteur de "La Société du spectacle". L’humanité s’abîme dans la contemplation du spectacle - justement - des paysages martiens. Elle abandonne la planète aux chiens, dépositaires de la sagesse (les chiens, pas les oiseaux !) et aux robots, attirés par la spiritualité et le mysticisme (certains se font moines et point n’est besoin de dire qu’ils ne "likent" pas les images d’oiseaux rôtis !). Mais hélas, le front uni des chiens et des robots va bientôt devoir disputer la terre à un ennemi bien organisé, totalitaire et technocratique : les fourmis ! Ce que je trouve plein de sens et qui m’amuse d’autant plus que le peintre François-Auguste Biard - dont vous pourrez admirer la rétrospective à la Maison de Victor Hugo cet hiver, si l’on nous déconfine - imaginait dans son récit de voyage "Deux années au Brésil", ledit Brésil entièrement colonisé par les fourmis !
L’autre jour, venant des bacs à fleurs de nos fenêtres, une fourmi errait sur le parquet et passait devant l’un des dodus. Au lieu de la becqueter - car en plus ils sont complètement végans ! - il a sursauté de peur et s’est dandiné ailleurs ! Décidément, ils cumulent ces piafs ! ils cumulent ! Et moi je vous le dis, on est mal barré !

 

 

 

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17e 2 avril 2020 17e

 

 

 

 

Le 3 avril 2020
18ème jour de confinement.
Les Dodus ont eu ma peau ! je ne suis plus que l'ombre d'eux-mêmes.
"Il lui disait : - Vos chants sont tristes. Qu'avez-vous ?
Ange inquiet, quels pleurs mouillent vos yeux si doux ?
Pourquoi, pauvre âme tendre, inclinée et fidèle,
Comme un jonc que le vent a ployé d'un coup d'aile,
Pencher votre beau front assombri par instants ?
Il faut vous réjouir, car voici le printemps,
Avril, saison dorée, où, parmi les zéphires,
Les parfums, les chansons, les baisers, les sourires,
Et les charmants propos qu'on dit à demi-voix,
L'amour revient aux cœurs comme la feuille aux bois ! –
Elle lui répondit de sa voix grave et douce :
- Ami, vous êtes fort. Sûr du Dieu qui vous pousse,
L'œil fixé sur un but, vous marchez droit et fier,
Sans la peur de demain, sans le souci d'hier,
Et rien ne peut troubler, pour votre âme ravie,
La belle vision qui vous cache la vie.
Mais moi je pleure ! - Morne, attachée à vos pas,
Atteinte à tous ces coups que vous ne sentez pas,
Cœur fait, moins l'espérance, à l'image du vôtre,
Je souffre dans ce monde et vous chantez dans l'autre.
Tout m'attriste, avenir que je vois à faux jour,
Aigreur de la raison qui querelle l'amour,
Et l'âcre jalousie alors qu'une autre femme
Veut tirer de vos yeux un regard de votre âme,
Et le sort qui nous frappe et qui n'est jamais las.
Plus le soleil reluit, plus je suis ombre, hélas !
Vous allez, moi je suis ; vous marchez, moi je tremble,
Et tandis que, formant mille projets ensemble,
Vous semblez ignorer, passant robuste et doux,
Tous les angles que fait le monde autour de nous,
Je me traîne après vous, pauvre femme blessée.
D'un corps resté debout l'ombre est parfois brisée."
Victor Hugo, "L'Ombre", 5 mars 1839, "Les Rayons et les ombres"

 

 

 

18b 3 avril 2020 18b

 

 

 

 

Le 4 avril 2020
19ème jour de confinement.
L' après-midi d'un faune n'est pas toujours de tout repos ! Comme si les chiens ne suffisaient pas, les Dodus s'y mettent. Il ne manque plus qu'Hercule l'aille prendre au fond de son terrier et l'amène devant Jupiter par l'oreille. Mais alors le satyre chantera et les Dodus (qui n'ont que cinq notes) en resteront cois :
"Donc, les dieux et les rois sur le faîte,
L’homme en bas ; pour valets aux tyrans, les fléaux.
L’homme ébauché ne sort qu’à demi du chaos,
Et jusqu’à la ceinture il plonge dans la brute ;
Tout le trahit ; parfois, il renonce à la lutte.
Où donc est l’espérance ? Elle a lâchement fui.
Toutes les surdités s’entendent contre lui ;
Le sol l’alourdit, l’air l’enfièvre, l’eau l’isole ;
Autour de lui la mer sinistre se désole ;
Grâce au hideux complot de tous ces guet-apens,
Les flammes, les éclairs, sont contre lui serpents ;
Ainsi que le héros l’aquilon le soufflette ;
La peste aide le glaive, et l’élément complète
Le despote, et la nuit s’ajoute au conquérant ;
Ainsi la Chose vient mordre aussi l’homme, et prend
Assez d’âme pour être une force, complice
De son impénétrable et nocturne supplice ;
Et la Matière, hélas ! devient Fatalité.
Pourtant qu’on prenne garde à ce déshérité !
Dans l’ombre, une heure est là qui s’approche, et frissonne,
Qui sera la terrible et qui sera la bonne,
Qui viendra te sauver, homme, car tu l’attends,
Et changer la figure implacable du temps !
Qui connaît le destin ? qui sonda le peut-être ?
Oui, l’heure énorme vient, qui fera tout renaître,
Vaincra tout, changera le granit en aimant,
Fera pencher l’épaule au morne escarpement,
Et rendra l’impossible aux hommes praticable.
Avec ce qui l’opprime, avec ce qui l’accable,
Le genre humain se va forger son point d’appui ;
Je regarde le gland qu’on appelle Aujourd’hui,
J’y vois le chêne ; un feu vit sous la cendre éteinte.
Misérable homme, fait pour la révolte sainte,
Ramperas-tu toujours parce que tu rampas ?
Qui sait si quelque jour on ne te verra pas,
Fier, suprême, atteler les forces de l’abîme,
Et, dérobant l’éclair à l’inconnu sublime,
Lier ce char d’un autre à des chevaux à toi ?
Oui, peut-être on verra l’homme devenir loi,
Terrasser l’élément sous lui, saisir et tordre
Cette anarchie au point d’en faire jaillir l’ordre,
Le saint ordre de paix, d’amour et d’unité,
Dompter tout ce qui l’a jadis persécuté,
Se construire à lui-même une étrange monture
Avec toute la vie et toute la nature,
Seller la croupe en feu des souffles de l’enfer,
Et mettre un frein de flamme à la gueule du fer !
On le verra, vannant la braise dans son crible,
Maître et palefrenier d’une bête terrible,
Criant à toute chose : "Obéis, germe, nais !"
Ajustant sur le bronze et l’acier un harnais
Fait de tous les secrets que l’étude procure,
Prenant aux mains du vent la grande bride obscure,
Passer dans la lueur ainsi que les démons,
Et traverser les bois, les fleuves et les monts,
Beau, tenant une torche aux astres allumée,
Sur une hydre d’airain, de foudre et de fumée !
On l’entendra courir dans l’ombre avec le bruit
De l’aurore enfonçant les portes de la nuit !
Qui sait si quelque jour, grandissant d’âge en âge,
Il ne jettera pas son dragon à la nage,
Et ne franchira pas les mers, la flamme au front !
Qui sait si, quelque jour, brisant l’antique affront,
Il ne lui dira pas : "Envole-toi, matière !"
S’il ne franchira point la tonnante frontière,
S’il n’arrachera pas de son corps brusquement
La pesanteur, peau vile, immonde vêtement
Que la fange hideuse à la pensée inflige,
De sorte qu’on verra tout à coup, ô prodige,
Ce ver de terre ouvrir ses ailes dans les cieux !
Oh ! lève-toi, sois grand, homme ! va, factieux !
Homme, un orbite d’astre est un anneau de chaîne,
Mais cette chaîne-là, c’est la chaîne sereine,
C’est la chaîne d’azur, c’est la chaîne du ciel ;
Celle-là, tu t’y dois rattacher, ô mortel,
Afin - car un esprit se meut comme une sphère, -
De faire aussi ton cercle autour de la lumière !
Entre dans le grand chœur ! va, franchis ce degré,
Quitte le joug infâme et prends le joug sacré !
Deviens l’Humanité, triple, homme, enfant et femme !
Transfigure-toi ! va ! sois de plus en plus l’âme !
Esclave, grain d’un roi, démon, larve d’un dieu,
Prends le rayon, saisis l’aube, usurpe le feu ;
Torse ailé, front divin, monte au jour, monte au trône,
Et dans la sombre nuit jette les pieds du faune !"
Victor Hugo, "Le satyre", chant III "Le sombre", "La Légende des siècles"

 

 

 


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Le 4 avril 2020
20ème jour de confinement.
L’ascèse continue. Les Dodus me  prennent mon fauteuil ! Lisent mes livres ! S’approprient mes collections ! Ils n’ont aucun frein. Mais pourquoi en auraient-ils ? Je ne suis plus chez moi. Mais est-on jamais chez soi ? Chez soi est une notion transitoire.
C’est quelque chose qui m’a toujours fasciné et poussé dans la mélancolie à chaque visite de château ou de palais. Celui qui a eu le pouvoir de créer son chez soi, divinement, "à son image", y a, le plus souvent, vécu peu de temps. Le travail pour la restauration de Hauteville House à Guernesey, n’a pas arrangé mon cas en la matière. Il y a de quoi vous rendre mélancolique jusqu’à la fin de vos jours. Victor Hugo, après avoir terminé son grand œuvre décoratif, n’y a guère vécu que huit ans, dix ans si l’on ajoute les séjours d’après l’exil. Mais en un sens, comme il avait aménagé sa maison comme un paysage, dès qu’il était dans la nature, il était chez lui !
C’est sans doute la raison pour laquelle, l’un des Dodus a eu l’à-propos de passer devant la grande gouache de Robinson Crusoé, le confiné de l’île déserte, notre maître à tous en matière de confinement. Vingt-huit ans sur son îlot ! J’ai eu la paresse de vérifier - et vous en laisse le soin - mais vue l’espérance de vie de l’époque, il est probable qu’il ait passé là la plus grande partie de sa vie. En tout cas, il a fait son chez soi de l’ailleurs imposé, il a fait son chez soi du loin de chez lui mais, pour le coup, était chez lui en pleine nature. Mais il avait, un chien, une chèvre, accessoirement un homme, mais surtout un perroquet - pas des colombes diamant. Il est du clan des becs crochus, pas des Dodus. Des oiseaux qui parlent, pas des oiseaux qui pensent, serais-je tenté de conclure. Mais bon ! vingt-huit ans c’est long.
Un autre qui a voulu être chez lui ailleurs et loin, c’est le peintre François-Auguste Biard dont vous pourrez admirer la rétrospective cet hiver à la Maison de Victor Hugo - je sais, je vous l’ai déjà dit, mais je ne perds pas une occasion de "faire un peu de com’ pour le musée". Avec non moins d’à-propos, l’un des Dodus piétine le gros volume de son récit de voyage - appelons cela comme ça - "Deux années au Brésil". Sans rancune ou par vengeance car Biard y passe son temps à dézinguer des oiseaux pour les empailler. Phénomène étonnant que ce peintre de genre, Louis-Philippard officiel, qui ne rêve que sauvagerie et forêt vierge. Certes, il y a encore en lui du naturaliste vieux style, à la Humbolt - qu’il a rencontré d’ailleurs à son retour du Spitzberg -, chez ce peintre collectionneur de curiosités naturelles. Mais déjà est fortement présente chez lui, à travers son obsession à vouloir peindre les indiens d’Amazonie, cette aspiration à l’ailleurs vierge et sauvage, à la vie indépendante qui sera celle de Gauguin. Je vous l’ai peut-être déjà dit, je ressasse sinon ne radote, mais je n’ai pas terminé ma préface pour le catalogue et, ne retrouvant pas mes notes de lectures d’il y a trois ou quatre ans, je dois relire son bouquin qui offre un mobile d’exploration au Dodu curieux ou vengeur de ses cousins qui ont fini sous globe au Second Empire.
Puisqu’il est question d’un peintre, et toujours avec leur indéfectible à-propos, l’un des Dodus est allé se percher sur le faux Delacroix, acheté comme tel et pour cette raison même, trois livres six sols sur un site de vente en ligne : je n’avais pu résister à la fameuse fausse marque dite de Pierre Andrieu - Lugt 838 - qui présente ici la curiosité supplémentaire d’être ici estampée en creux au timbre sec dans le panneau de bois ! Nul doute qu’en venant se percher sur ce cadre, malgré l’inconfort de la position, le Dodu n’ait voulu, moqueur ironique, me rappeler que l’endroit où je me sens le plus chez moi est le musée. C’est un peu exagéré, mais il est vrai que les musées sont les endroits où je me sens toujours bien. Mais peut-on faire son chez soi chez les autres ou chez tout le monde, dans ce lieux communautaire qu’est le musée ? Nul doute aussi, que le dodu n’ait voulu, par le choix de cette peinture, faire un clin d’œil à Christophe Leribault et narguer d’un "tu ne m’auras pas" sa Grisette dont il est toujours séparé - les Dodus ont très mauvais esprit ! A l’heure où l’on nous dit que le monde d’après l’épidémie ne sera plus comme le monde d’avant, peut-être les Dodus rêvent-ils d’un monde où ils seraient chez eux au musée aussi, Grisette et Dodus se coursant dans les salles du Petit-Palais ou de la Maison de Victor Hugo!

 

 

 

 

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Le 6 avril 2020
21ème jour de confinement.
Journée sombre aujourd'hui : les Dodus ont rencontré le cavalier mexicain, mais n'en semblent pas impressionnés !
"La nuit était fort noire et la forêt très sombre.
Hermann à mes côtés me paraissait une ombre.
Nos chevaux galopaient. À la garde de Dieu !
Les nuages du ciel ressemblaient à des marbres.
Les étoiles volaient dans les branches des arbres
Comme un essaim d’oiseaux de feu.
Je suis plein de regrets. Brisé par la souffrance,
L’esprit profond d’Hermann est vide d’espérance.
Je suis plein de regrets. Ô mes amours, dormez !
Or, tout en traversant ces solitudes vertes,
Hermann me dit : Je songe aux tombes entr’ouvertes !
Et je lui dis : Je pense aux tombeaux refermés !
Lui regarde en avant : je regarde en arrière.
Nos chevaux galopaient à travers la clairière ;
Le vent nous apportait de lointains angelus ;
Il dit : Je songe à ceux que l’existence afflige,
À ceux qui sont, à ceux qui vivent. - Moi, lui dis-je,
Je pense à ceux qui ne sont plus !
Les fontaines chantaient. Que disaient les fontaines ?
Les chênes murmuraient. Que murmuraient les chênes ?
Les buissons chuchotaient comme d’anciens amis.
Hermann me dit : Jamais les vivants ne sommeillent.
En ce moment, des yeux pleurent, d’autres yeux veillent.
Et je lui dis : Hélas ! d’autres sont endormis !
Hermann reprit alors : Le malheur, c’est la vie.
Les morts ne souffrent plus. Ils sont heureux ! J’envie
Leur fosse où l’herbe pousse, où s’effeuillent les bois.
Car la nuit les caresse avec ses douces flammes ;
Car le ciel rayonnant calme toutes les âmes
Dans tous les tombeaux à la fois !
Et je lui dis : Tais-toi ! respect au noir mystère !
Les morts gisent couchés sous nos pieds dans la terre.
Les morts, ce sont les cœurs qui t’aimaient autrefois !
C’est ton ange expiré ! c’est ton père et ta mère !
Ne les attristons point par l’ironie amère.
Comme à travers un rêve ils entendent nos voix.
Octobre 1853.
Victor Hugo, "À quoi songeaient les deux cavaliers dans la forêt"
"Les Contemplations", "Aujourd'hui", Livre IV "Pauca meae"

 

 

 

 

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Le 7 avril 2020
22ème jour de confinement.
L’un ou l’une des Dodus joue au cavalier de l’apocalypse. A moins qu’elle ne se prenne pour la Lénore de Bürger - "Les morts vont vite" ! Cela me fait penser - je ne sais pas pourquoi… si ! à cause des chevaux - à l’épidémie de choléra arrivée à Paris avec le printemps de 1832. Pour la petite histoire, le premier fait marquant de cette épidémie fut l’émeute des chiffonniers - emblèmes du Paris du XIXe siècle -. Par mesure de salubrité on organisa le ramassage des ordures privant ainsi les chiffonniers de leur gagne-pain. Ils brisèrent les réverbères et jetèrent à la Seine les tombereaux utilisés pour le ramassage des ordures. En France, tout commence par des manifs !
Un des témoins de cette épidémie est Antoine Fontaney, un de ces jeunes romantiques de cénacles, qui passent toutes ses soirées, ou peu s'en faut chez Victor Hugo - et ses après-midi chez Nodier, à l’Arsenal, à faire du gringue à Marie. Il note dans son journal, à la date du 15 avril : "Il y aurait eu, dit-on, mercredi, jour où l'on prétendait que le nombre des décès diminuait, il y aurait eu 2.000 morts. - On évalue le nombre total jusqu’aujourd’hui de 8 à 12.000 morts." Sombre et archaïque époque où les pouvoirs publics et la presse mentaient à la population qui s’abandonnait aux spéculations arithmétiques… Mais, bon, comme nous avons affaire à un romantique, la note prend un caractère poétique, frénétique, quasi-surréaliste : "Les corbillards stationnaient sur certaines places comme des fiacres." !
Vous aurez remarqué que notre romantique promeneur ne respecte pas le confinement. Il n’est pas le seul et, le lendemain, nous prenons la main dans le sac Victor Hugo lui-même donnant le mauvais exemple en recevant ses copains chez lui. Ce n’est pas une raison que l'on ait pas décrété alors le confinement pour manquer à ce point de prudence ! Notre ami Antoine nous raconte la petite sauterie : "Liszt était au piano dans le salon. - Il nous joue une marche funèbre de Beethoven. - C’était magnifique ! Qu’il y aurait quelque chose de beau à faire là ! Tous les morts du choléra se promenant à Notre-Dame avec leurs linceuls ! - Paul, Pétrus, Boulanger étaient là. Paul et Liszt partis, nous restons jusqu’à minuit dans le cabinet de Victor causant, devisant ; Boulanger dessinant, faisant le croquis du chasseur fantôme, Victor dessinant aussi, faisant les petites caricatures de Toto, Pista, qu’il met tous les soirs sur le lit de ses enfants et qu’ils trouvent en s’éveillant, le matin, à leur grande joie."
Excusez du peu ! Soit dit au passage et sauf erreur de ma part - toujours possible, sinon probable - le premier témoignage nous montrant Victor Hugo dessinant. Et comme je ne dois rater aucune occasion de faire un peu de communication sur l’activité de la Maison de Victor Hugo et de Paris Musées, ce sera d’ailleurs le début de mon grosbeaulivrequidoitfairedate - c’est l’intitulé de la commande, non l’expression de ma prétention ! - sur les dessins de Victor Hugo de la collection du musée, à paraître en septembre.
La soirée finie, notre copain Antoine rentre enfin se coucher : "Revenu en fumant par le boulevard. J’aperçois en passant la sinistre et solitaire lanterne rouge de l’ambulance Saint-Honoré. Oh ! que les nuits en ces temps de peste sont effrayantes et solennelles !"

 

 

 

 

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Le 8 avril 2020
23ème jour de confinement.
Jusqu’à quand va-t-il durer ce confinement ? Comment ça va finir, tout ça ? Vous voudriez bien savoir. Les Dodus savent ! Eux ! Aujourd’hui, ils ont interrogé la boule de cristal. Ils ont lu dans le globe de verre. Mais ils gardent leurs oracles dans la noirceur sans fond de leur œil.
Ils ne diront rien. Ce sont des précogs égoïstes, ou simplement silencieux. Mais à leur décharge, rappelons qu’on n’énonce jamais l’avenir. Ne me dites pas que c’est parce qu’il est impossible de le connaître ! Vous seriez d’une attristante rationalité ! L’avenir ça s’apprend. Précog, ça s’éduque. Chez nous, ce n’est pas aussi inné que chez les Dodus. Mais, j’ai suivi une petite formation. J’ai commencé par faire faire mon portrait médiumnique - un jour, je vous en parlerai plus en détails… si vous insistez - et il s’avère que j’ai des talents de précog. Pas autant que les Dodus, mais quand même. Hé bien, le secret, c’est que le problème n’est pas de connaitre l’avenir mais de savoir qu’on le connait, qu’on en a l’intuition. C’est de l’impalpable, ce truc. Tenez, par exemple, l’épidémie je l’ai sue à l’avance. Le 1er janvier, pour notre entrée dans l’année 2020, j’ai lu un machin sur Facebook qui nous racontait que toutes les grandes épidémies ont eu lieu des années en vingt. Le genre de truc qui vous fait sourire quinze secondes et auquel vous ne pensez plus dès la minute suivante. Hé bien moi, ce truc m’a retenu… ça m’a frappé - pas fort, juste un petit coup à peine sensible. Mais c’est ça justement, la légèreté impalpable de l’intuition. Le sentiment aérien et volatile du précog - c’est bien la seule fois où je me sens aérien et volatile ! C’est pourquoi, les Dodus sont si doués côté précog. C’est aussi pourquoi je sais qu’ils savent.
Victor Hugo, lui aussi savait. Dans "L’Année terrible", il consacre un poème à "L’Avenir"… C’est toujours quand ça va mal, qu’on pense à l’avenir… et bien sûr, il y est question d’un oiseau… un oiseau qui se met non pas dans la gueule du loup, mais dans celle du lion. C’est peut-être ça la pensée de l’avenir : se mettre dans la gueule du temps.

"Polynice, Etéocle, Abel, Caïn ! ô frères !
Vieille querelle humaine ! échafauds ! lois agraires !
Batailles ! ô drapeaux, ô linceuls ! noirs lambeaux !
Ouverture hâtive et sombre des tombeaux !
Dieu puissant ! quand la mort sera-t-elle tuée ?
Ô sainte paix !
La guerre est la prostituée ;
Elle est la concubine infâme du hasard.
Attila sans génie et Tamerlan sans art
Sont ses amants ; elle a pour eux des préférences ;
Elle traîne au charnier toutes nos espérances,
Egorge nos printemps, foule aux pieds nos souhaits,
Et comme elle est la haine, ô ciel bleu, je la hais !
J’espère en toi, marcheur qui viens dans les ténèbres,
Avenir !
Nos travaux sont d’étranges algèbres ;
Le labyrinthe vague et triste où nous rôdons
Est plein d’effrois subits, de pièges, d’abandons ;
Mais toujours dans la main le fil obscur nous reste.
Malgré le noir duel d’Atrée et de Thyeste,
Malgré Léviathan combattant Béhémoth,
J’aime et je crois. L’énigme enfin dira son mot.
L’ombre n’est pas sur l’homme à jamais acharnée."

 

 

 

 

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Le 9 avril 2020
24ème jour de confinement.
Quand bien même nous ouvrons leur cage plus tôt, les Dodus n’en sortent guère avant dix heures. Le soir, ils rentrent d’eux-mêmes à six heures précises. Horloge biologique allez-vous dire. Vision simpliste qui vous montre encore une fois victimes du pseudo-rationalisme. Non ! Les Dodus calent leurs horaires de liberté sur les horaires d’ouverture de nos musées. 10h-18h. Ce sont des esthètes.
Nous évoquions l’autre jour (voir 20ème jour de confinement), l’idée qu’approuvait Christophe Leribault de laisser nos animaux - sa Grisette, nos Dodus - courir et voler dans nos musées. Cela m’a fait me souvenir d’un projet que, par une timidité aussi native que maladive, je n’ai jamais osé évoquer dans nos groupes de travail prospectifs sur l’avenir de nos musées. Je n’ai même jamais osé m’en ouvrir à notre directrice du développement et de plusieurs autres choses, Josy Carel Torlet - à qui j’adresse mes amicales pensées dans son confinement pionnier et crépynois !
Voilà ! À l’heure où les musées se dotent de boutique et de salons de thé - même la Maison de Victor Hugo va avoir un café à sa réouverture qui me permettra enfin de rivaliser avec ma collègue Gaëlle Riot du Musée de la Vie Romantique - je pense sérieusement qu’il faut encore aller de l’avant et ne pas s’arrêter en si bon chemin. Il faut transformer nos musées en hôtels. Appelez ça "résidences hôtelières" si vous trouvez que ça fait plus moderne. Les animaux y seraient bien sûr autorisés. Et même d’autant plus autorisés qu’ils nous montrent la voie. Les Dodus m’en donnent l’exemple tous les jours.
Car transformer les musées en hôtels, c’est d’abord fondamentalement rénover la temporalité de l’appréhension de l’œuvre d’art (oui, je sais… mais si je ne parle pas la novlangue on ne me prendra jamais au sérieux). Les dodus ne passent pas quarante-cinq secondes devant une peinture en se tordant le cou - ce qu’ils font d’ailleurs avec grâce - pour voir par-dessus le bec les uns des autres. Non ! Les Dodus se posent sur le cadre, gonflent leurs plumes, et, confortablement installés, y restent des heures, y dorment même. Ne vous y trompez pas : ils apprécient l’œuvre et en jouissent par émanation, par une consciencieuse imprégnation spirituelle. C’est la voie qu’ils nous invitent à suivre, le principe directeur qu’ils nous enseignent.
D’où la transformation des musée en hôtels. Rien ne vaut pour apprécier les maîtres anciens que de faire la sieste devant leurs œuvres, sinon, bien sûr dormir tout de bon dans leur compagnie (des œuvres, pas des maîtres anciens), à proximité. Mais il faut du temps et une logistique… et un peu d’espace aussi… et bien sûr respecter les règles de conservation, de sécurité et de sûreté – encore que les hôtes assureraient de facto une surveillance nocturne des œuvres.
Voici le plan. Il faudrait donc commencer par acquérir tous les immeubles mitoyens de nos musées pour s’assurer les espaces nécessaires (oui, je sais… mais vous verrez qu’au bout du compte on s’y retrouve). Ensuite recruter - par appels d’offres bien sûrs - les meilleurs architectes d’intérieur pour aménager une transition douce entre les espaces proprement muséographiques, les espaces intermédiaires et les espaces strictement hôteliers.
Bon ! et ensuite, comment ça marche ? Simple. Vous ne venez plus au musée le dimanche à seize heures comme tout le monde, vous venez y passer le week-end ou même une semaine en dehors des vacances scolaires pour profiter des tarifs de transport avantageux. Durant les heures d’ouverture - 10h-18h comme vous l’ont rappelé les Dodus - vous avez libre accès aux salles des collections permanentes et des expositions temporaires. Enfin on y trouvera des assises nombreuses et confortables afin que vous puissiez y faire la sieste pour vous conformer à l’exemple des Dodus. Vous bénéficierez aussi d’un accès un peu prolongé et privilégié après la fermeture. On peut même envisager de prendre l’apéro avec les agents d’accueil et de surveillance, et les conservateurs, pour ménager un moment convivial. Déjeuners et dîners se prennent dans la salle à manger ornée, cela va sans dire, de peintures, de sculptures, d’objets d’art, tout comme les salons et les chambres. En fait, tous ces espaces ajoutent à leurs fonctions propres celles de "réserves visitables" et pratiquement ici, de réserves à vivre. Notez au passage, que l’on économisera ainsi sur ces infrastructures ; vous voyez qu’on s’y retrouve.
En soirée, vous aurez accès à la bibliothèque afin que vous puissiez approfondir votre connaissance des œuvres dont vous avez cultivé l’émanation durant la journée et de nombreuses activités vous seront proposées. Conférences, bien sûr, au grand soulagement des intervenants culturels qui n’auront plus à subir ces visites conférences debout, dans la foule et le brouhaha où tout disperse l’attention, mais officieront dans les confortables fauteuils des salons où seront offerts tisanes, sorbets ou liqueurs et digestifs. Ateliers, sur les accords peinture vin, par exemple : que boire avec la peinture romantique ? Quel vin servir en contemplant une toile d’Ingres ou de Salvator Rosa ? Ou que regarder avec un vieux Bandol rouge ?
D’aucuns diront que ce projet ne casse pas trois pattes à un canard - du moment qu’ils ne disent pas "à un Dodu" ! - pour la raison que ce n’est jamais que ce que vit un collectionneur. Certes ! Disons que c’est la démocratisation de l’expérience du collectionneur…. Mais avec la dimension supplémentaire qu’y apportent les Dodus !

 

 

 

 

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Le 10 avril 2020
25ème jour de confinement.
Les Dodus célèbrent le Vendredi Saint. Ils écoutent Victor Hugo leur faire le récit de la Passion :
"La Fin de Satan", Livre II: "Le Gibet", III, "Le Crucifix"
"Depuis ce jour, pareille au damné qui rend compte,
La morne humanité, sur qui pèse la honte
Des justes condamnés et des méchants absous,
Est comme renversée en arrière au-dessous
D’une vision triste, éternelle et terrible.
Un Calvaire apparaît dans la nuée horrible
Que tout le genre humain regarde fixement ;
Une lividité de crâne et d’ossement
Couvre ce mont difforme où monte un homme pâle ;
L’homme porte une croix, et l’on entend son râle,
Ses pieds dans les cailloux saignent, ses yeux noyés
Pleurent, pleins de crachats qu’on n’a pas essuyés,
Le sang colle et noircit ses cheveux sur sa tempe ;
Et l’homme, que la croix accable, tombe, rampe,
Se traîne, et sur ses mains retombe, et par moment
Ne peut plus que lever son front lugubrement.
Et l’œil du genre humain frémissant continue
De regarder monter cet homme dans la nue.
Une tourbe le suit ; il arrive au plateau ;
D’infâmes poings crispés arrachent son manteau ;
Cris féroces ; va donc ! pas de miséricorde ;
Il va, montrant son dos rouge de coups de corde,
Hué par l’aboiement et mordu par les crocs
D’on ne sait quel vil peuple, envieux des bourreaux ;
Au milieu des affronts il est comme une cible.
On étend l’homme, nu comme un Adam terrible,
Sur le gibet qu’il a traîné dans le chemin ;
On enfonce des clous dans ses mains ; chaque main
Jette un long flot de sang à celui qui la cloue,
Et le bourreau blasphème en essuyant sa joue ;
La foule rit. On cloue après les mains, les pieds ;
Le marteau maladroit meurtrit ses doigts broyés ;
On appuie à son front la couronne d’épines ;
Puis, entre deux bandits expiant leurs rapines,
On élève la croix en jurant, en frappant,
En secouant le corps qui se disloque et pend ;
Le sang le long du bois en ruisseaux rouges coule ;
Et la mère est en bas qui gémit ; et la foule
Rit : - Voyons, dieu Jésus, descends de cette croix ; -
Une éponge de fiel se dresse. - As-tu soif ? bois ; -
Le peuple horrible a l’air du loup dans le repaire ;
Et le grand patient dit : - Pardonnez-leur, Père,

Car ces infortunés ne savent ce qu’ils font.
Et voici que la terre avec le ciel se fond.
Nuit ! Ô nuit ; tout frémit, même le prêtre louche.
Et soudain, à ce cri qui sort de cette bouche :
- Elohim ; Elohim ; lamma sabacthani ! -
On voit un tremblement au fond de l’infini,
Et comme un blême éclair qui tressaille et qui sombre
Dans l’immobilité formidable de l’ombre.
Et pendant que les cœurs, les mains jointes, les yeux,
Sont éperdus devant ce gibet monstrueux,
Pendant que, sous la brume épouvantable où tremble
Ce crime qui contient tous les crimes ensemble,
Brume où Judas recule, où chancelle la croix,
Où le centurion s’étonne et dit : je crois ;
Pendant que, sous le poids de l’action maudite,
Sous Dieu saignant, l’effroi du genre humain médite,
Des voix parlent, on voit des songeurs bégayants,
La pitié se déchire en récits effrayants.
La tradition, fable errante qu’on recueille,
Entrecoupée ainsi que le vent dans la feuille,
Apparaît, disparaît, revient, s’évanouit,
Et, tournoyant sur l’homme en cette étrange nuit,
La légende sinistre, éparse dans les bouches,
Passe, et dans le ciel noir vole en haillons farouches ;
Si bien que cette foule humaine a la stupeur
Du fait toujours présent là-haut dans la vapeur,
Vrai, réel, et pourtant traversé par des rêves.
Comme il montait, suant et piqué par les glaives,
Une femme eut pitié, le voyant prêt à choir,
Et l’essuya, posant sur son iront un mouchoir ;
Or, quand elle rentra chez elle, cette femme
Vit sur le mouchoir sombre une face de flamme.
Comme il continuait de monter, tout en sang,
Il s’arrêta, livide, épuisé, fléchissant
Sous la croix exécrée et l’infâme anathème,
Un homme lui cria : marche ; - Marche toi-même,
Dit Jésus-Christ. Et l’homme est errant à jamais.
Un des voleurs lui dit : - Faux dieu ; tu blasphémais !
Es-tu dieu ; Sauve-nous et sauve-toi toi-même ;
L’autre voleur cria : - Jésus ; je crois ! je t’aime !
Souviens-toi qu’un mourant s’est à toi confié !
Alors, levant ses yeux vers ce crucifié,
Jésus agonisant parvint à lui sourire :
- Homme, pour avoir dit ce que tu viens de dire,
Ô voleur sur la croix misérable expirant,
Tu vas entrer aux cieux, et tu seras plus grand
Ils se sont partagés le manteau, mais la robe
N’ayant pas de couture, ils l’ont jouée aux dés. »
De six à neuf, les monts furent d’ombre inondés ;
Toute la terre fut couverte de ténèbres ;
Comme si quelque main eût ployé ses vertèbres,
Il baissa tout à coup la tête, et dans ses yeux
Lugubres apparut la profondeur des cieux ;
Et, poussant un grand cri, Jésus expira. L’ombre
Monta, fumée infâme, aux étoiles sans nombre ;
Dans le temple, les bœufs d’airain firent un pas,
Le voile se fendit en deux du haut en bas.
Hors des murs, il se fit un gouffre où se dressèrent
D’affreux êtres sur qui les rochers se resserrent
Et que la vaste fange inconnue enfouit ;
Et tout devint si noir que tout s’évanouit ;
Les sépulcres, s’ouvrant subitement, restèrent
Béants, montrant leur cave où les taupes déterrent
Les squelettes couchés dans des draps en lambeaux ;
Des morts pâles, étant sortis de leurs tombeaux,
Furent vus par plusieurs personnes dans la ville.
Ainsi sur ce troupeau frémissant, immobile,
Lugubre et stupéfait, qu’on nomme Humanité,
Tombent, du fond de l’ombre et de l’éternité,
On ne sait quels lambeaux de chimère et d’histoire
Et de songe, où l’enfer mêle sa lueur noire.
Et l’on a peur du ciel qui saigne à l’orient.
Et l’ouragan est plein de spectres s’écriant :
Ô nations ; le meurtre éternel se consomme ;
Et, parmi tous les mots que peut prononcer l’homme
Pas un, si frissonnant qu’il fût, ne suffirait
A peindre cette horreur de tombe et de forêt,
Le sourd chuchotement des quatre évangélistes,
Et l’agitation des grandes ailes tristes
Qu’en ce gouffre de deuil et de rébellion
Dressent l’aigle, le bœuf, l’archange et le lion."

 

 

 

 

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Le 11 avril 2020
26ème jour de confinement.
Pour ce jour étrange où "Dieu est mort" - comme dirait Nietzsche -, où il s'est absenté du monde, où il a laissé l'humanité se débrouiller seule, suite des lectures pascales des dodus.
Plus connu que les vers de "La Fin de Satan", le poème de La "Légende des siècles","Première série",livre I, poème VIII, 1859 :
Première rencontre du Christ avec le tombeau
"En ce temps-là, Jésus était dans la Judée ;
Il avait délivré la femme possédée,
Rendu l’ouïe aux sourds et guéri les lépreux ;
Les prêtres l’épiaient et parlaient bas entre eux.
Comme il s’en retournait vers la ville bénie,
Lazare, homme de bien, mourut à Béthanie.
Marthe et Marie étaient ses sœurs ; Marie, un jour,
Pour laver les pieds nus du maître plein d’amour,
Avait été chercher son parfum le plus rare.
Or, Jésus aimait Marthe et Marie et Lazare.
Quelqu’un lui dit : "Lazare est mort."
Le lendemain,
Comme le peuple était venu sur son chemin,
Il expliquait la loi, les livres, les symboles,
Et, comme Élie et Job, parlait par paraboles.
Il disait : "Qui me suit, aux anges est pareil.
Quand un homme a marché tout le jour au soleil
Dans un chemin sans puits et sans hôtellerie,
S’il ne croit pas, quand vient le soir, il pleure, il crie,
Il est las : sur la terre il tombe haletant ;
S’il croit en moi, qu’il prie, il peut au même instant
Continuer sa route avec des forces triples."
Puis il s’interrompit, et dit à ses disciples :
"Lazare, notre ami, dort ; je vais l’éveiller."
Eux dirent : "Nous irons, maître, où tu veux aller."
Or, de Jérusalem, où Salomon mit l’arche,
Pour gagner Béthanie, il faut trois jours de marche.
Jésus partit. Durant cette route souvent,
Tandis qu’il marchait seul et pensif en avant,
Son vêtement parut blanc comme la lumière.
Quand Jésus arriva, Marthe vint la première,
Et, tombant à ses pieds, s’écria tout d’abord :
"Si nous t’avions eu, maître, il ne serait pas mort."
Puis reprit en pleurant : "Mais il a rendu l’âme.
Tu viens trop tard." Jésus lui dit : "Qu’en sais-tu, femme ?
Le moissonneur est seul maître de la moisson."
Marie était restée assise à la maison.
Marthe lui cria : "Viens, le maître te réclame."
Elle vint. Jésus dit : "Pourquoi pleures-tu, femme ?"
Et Marie à genoux lui dit : "Toi seul es fort.
Si nous t’avions eu, maître, il ne serait pas mort."
Jésus reprit : "Je suis la lumière et la vie.
Heureux celui qui voit ma trace et l’a suivie !
Qui croit en moi vivra, fût-il mort et gisant."
Et Thomas, appelé Didyme, était présent.
Et le seigneur, dont Jean et Pierre suivaient l’ombre,
Dit aux Juifs accourus pour le voir en grand nombre :
"Où donc l’avez-vous mis ?" Ils répondirent : "Vois."
Lui montrant de la main, dans un champ, près d’un bois,
À côté d’un torrent qui dans les pierres coule,
Un sépulcre.
Et Jésus pleura.
Sur quoi, la foule
Se prit à s’écrier : "Voyez comme il l’aimait !
Lui qui chasse, dit-on, Satan, et le soumet,
Eût-il, s’il était Dieu, comme on nous le rapporte,
Laissé mourir quelqu’un qu’il aimait de la sorte ?"
Or, Marthe conduisit au sépulcre Jésus.
Il vint. On avait mis une pierre dessus.
"Je crois en vous, dit Marthe, ainsi que Jean et Pierre ;
Mais voilà quatre jours qu’il est sous cette pierre."
Et Jésus dit : "Tais-toi, femme, car c’est le lieu
Où tu vas, si tu crois, voir la gloire de Dieu."
Puis il reprit : "Il faut que cette pierre tombe."
La pierre ôtée, on vit le dedans de la tombe.
Jésus leva les yeux au ciel et marcha seul
Vers cette ombre où le mort gisait dans son linceul,
Pareil au sac d’argent qu’enfouit un avare.
Et, se penchant, il dit à haute voix : "Lazare !"
Alors le mort sortit du sépulcre ; ses pieds
Des bandes du linceul étaient encor liés ;
Il se dressa debout le long de la muraille ;
Jésus dit : "Déliez cet homme, et qu’il s’en aille."
Ceux qui virent cela crurent en Jésus-Christ.
Or, les prêtres, selon qu’au livre il est écrit,
S’assemblèrent, troublés, chez le préteur de Rome ;
Sachant que Christ avait ressuscité cet homme,
Et que tous avaient vu le sépulcre s’ouvrir,
Ils dirent : "Il est temps de le faire mourir.

 

 

 

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